Comité Anti-Amiante Jussieu: réponse à Claude Allègre (../10/96)

DU MÉPRIS DE LA SANTÉ PUBLIQUE:
UNE ÉTUDE DE CAS

Michel Parigot, Mathématicien,
Président du Comité Anti-Amiante Jussieu

Henri Pezerat, Toxicologue,
Président de l'Association pour l'Étude des Risques au Travail

(octobre 1996)

Dans un article intitulé Amiante: où est le scandale? et publié dans Le Point du 19 octobre 1996, Claude Allègre, géochimiste et conseiller spécial de Lionel Jospin, lorque ce dernier était Ministre de l'Éducation, dénonce violemment la décision de désamiantage de Jussieu.

Prétendant exprimer le point de vue du scientifique, il nous assène sur un ton péremptoire des contre-vérités majeures, qui montrent à l'évidence qu'il ne connait rien au dossier. Même le rapport de synthèse sur les effets de l'amiante sur la santé, engageant la plus grande institution scientifique en la matière, l'INSERM, n'est traité que par le mépris, sans apporter le moindre argument.

On retrouve en fait dans cet article tous les arguments et références préférés des industriels de l'amiante, ceux qu'ils employaient il y a encore quelques mois pour convaincre les pouvoirs publics de ne pas interdire ce matériau, à commencer par cette fable qui figure au début de toutes leurs publications: «l'amiante n'est pas en soi un poison [...], c'est un minéral [...]». Comme si les deux choses étaient contradictoires.

L'essentiel de l'argumentation tient en deux affirmations classiques, aussi fausses l'une que l'autre, et dont la cohabitation heurte le bon sens: l'amiante en place dans les bâtiments constitue un «risque mineur»; retirer cet amiante constitue un «risque majeur». Toutes deux amènent à la même conclusion: il ne faudrait surtout pas désamianter les bâtiments. Pire, il y aurait scandale à le faire. Car pour Claude Allègre, le scandale de l'amiante c'est ...le fait qu'on dépense des sommes importantes dans le but de résoudre ce problème de santé publique!

Pourtant, il y a bien un scandale de l'amiante. Le scandale c'est la montée incessante des cancers dus à l'amiante. Le scandale c'est qu'on sait depuis longtemps déjà que les cancers spécifiques de l'amiante (les mésothéliomes) touchent non seulement des personnes fortement exposées de façon continue, mais aussi des personnes faiblement exposées où exposées de façon sporadique et qu'on n'a rien fait pour prévenir ces expositions.

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Le récent rapport INSERM évalue le nombre de décès dus à l'amiante à 2000 par an. Encore ne s'agit-il là que d'une évaluation qualifiée de «minimale». Toutes les données disponibles montrent un accroissement continu et extrêmement alarmant du nombre de décès dus à ce matériau. Le nombre de cas de mésothéliomes augmente de 25% tous les 3 ans en France, ce qui laisse entrevoir de sombres perspectives pour les décennies à venir.

Contrairement à ce qu'indique Claude Allègre, les victimes ne sont pas uniquement, ni même principalement, «les travailleurs des mines d'amiante, ainsi que ceux qui manipulent l'amiante en flocons et ceux qui, d'une manière générale, vivent dans une ambiance où la densité de fibres d'amiante dépasse 30000 fibres au litre». Ce point de vue est celui qui prévalait il y a 25 ans et qui a conduit à des politiques de prévention inadaptées dont les conséquences dramatiques commencent à apparaître. Déjà à cette époque il était contestable, mais les études menées depuis ont montré un phénomène d'une toute autre ampleur. L'analyse des données de mortalité par mésothéliome, réalisée par l'épidémiologiste Julian Peto montre que la catégorie la plus touchée est constituée par les ouvriers du bâtiment: plombiers, électriciens, charpentiers, peintres, etc. Il s'agit souvent de personnes ayant subi seulement des expositions sporadiques: l'exemple typique, c'est l'électricien passant un câble dans une gaine ou un faux-plafond contenant de l'amiante.

Toutes les données actuelles montrent que l'amiante en place dans les bâtiments représente un risque majeur pour toutes les personnes qui effectuent des travaux de rénovation, de maintenance ou d'entretien.

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Suffit-il, comme le prétend Claude Allègre, d'équiper les intervenants de «simples masques», pour prévenir ce risque?

Les mesures effectuées dans les bâtiments de Jussieu concernant un grand nombre d'activités d'entretien donnent des résultats bien différents de ceux qu'il indique. Un simple déménagement peut provoquer un empoussièrement supérieur à la valeur limite pour les travailleurs, fixée par la réglementation à 100 fibres par litre. Lors du brossage d'un mur avant peinture on a mesuré plus de 1000 fibres par litre; lors du changement d'une vanne dans une gaine technique, plus de 10000 fibres par litre.

Dans ces conditions, on ne peut se contenter de «simples masques». Des études ont montré que ces masques sont totalement inefficaces pour les taux de pollution en question, qui sont du même ordre de grandeur que ceux présents à l'intérieur de chantiers de désamiantage correctement menés. Il n'y a de solution, en termes de prévention, qu'avec les précautions qui sont celles du désamiantage: confinement de la zone, combinaison et masque avec assistance respiratoire.

Ces mesures sont-elles applicables en pratique? Elles le sont sur les chantiers de désamiantage, parce que cela ne concerne que quelques dizaines d'entreprises spécialisées que l'on peut contrôler et quelques centaines d'ouvriers qui peuvent être sensibilisés et recevoir une formation spécifique. Mais il est difficilement imaginable qu'elles soient appliquées en toutes circonstances par l'ensemble des ouvriers amenés à intervenir dans des locaux contenant de l'amiante.

Il est inutile de se voiler la face, tant que l'amiante sera massivement présent dans les bâtiments, il fera des milliers de victimes par an. Ce simple constat montre qu'il n'y pas d'autre politique de prévention à moyen terme que de désamianter les bâtiments.

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Qu'en est-il du risque encouru par les occupants des bâtiments contenant de l'amiante?

Des études menées sur des populations vivant dans des zones où affleurent des roches amiantifères ou à proximité d'usines de transformation d'amiante montrent que des expositions faibles et prolongées engendrent des excès de cancer. L'une d'elles est particulièrement éclairante: elle porte sur la région de Casale, où se trouvait la plus grande usine d'amiante-ciment d'Italie, qui a fonctionné de 1907 à 1985. Deux tiers des victimes de mésothéliome ne sont pas des ouvriers de l'usine, mais des personnes vivant à proximité de l'usine. Ainsi, bien que le risque soit plus élevé pour les ouvriers fortement exposés, les personnes ayant des expositions environnementales, qui sont bien plus nombreuses, fournissent un contingent de décès plus important.

Claude Allègre, professeur à Jussieu, s'insurge contre l'absence d'étude épidémiologique sur le personnel de Jussieu, ignorant même qu'une telle étude est en cours depuis de nombreuses années , mais qu'elle ne peut pas encore donner de résultats significatifs, compte tenu du temps que mettent les maladies liées à l'amiante pour se déclarer (35 ans en moyenne pour le mésothéliome). L'absence de données scientifiques sur le risque à Jussieu est donc normale, et rien ne permet d'en conclure, comme il le fait, que ce risque est négligeable et encore moins qu'il faut le négliger.

Là est tout le problème avec l'amiante: les données scientifiques arrivent avec 30 ou 40 ans de retard. Du point de vue de la prévention, il faut décider sans avoir de certitude scientifiquement établie. Doit-on attendre d'être certain qu'il y aura un nombre important de victimes ou prendre des mesures de prévention dès maintenant? Ne rien faire, comme il nous le propose, est une décision qui peut être lourde de conséquences dans les décennies à venir. Nous estimons pour notre part qu'il y a suffisamment d'éléments pour qu'on applique dès maintenant les mesures de sécurité maximum.

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Après avoir expliqué que l'amiante en place représente un «risque mineur», Claude Allègre affirme sans hésiter que l'enlever représente un «risque majeur». C'est là la dernière ligne de défense de tous ceux qui pendant des années n'ont rien fait, en prétendant que l'amiante n'était pas dangereux, et espèrent ainsi justifier leur inaction. Claude Allègre apporte sa pierre à l'édifice. Tous les arguments sont bons, mêmes les mensonges les plus énormes. On prétend qu'«on ne sait pas désamianter proprement», que le désamiantage de Jussieu sera «extrêmement dangereux pour le quartier lui-même» ou encore qu'«on ne sait pas par quoi remplacer l'amiante», en laissant entendre qu'après le désamiantage la sécurité incendie ne serait pas assurée. C'est la stratégie de la peur: il s'agit d'engendrer une panique telle qu'elle rendra le désamiantage impossible, les gens n'ayant plus le choix qu'entre rester avec l'amiante ou vider les lieux définitivement.

Si tout cela était vrai, il y aurait effectivement de quoi s'inquiéter. Heureusement on possède déjà une grande expérience en matière de désamiantage: des milliers de bâtiments ont été désamiantés dans les pays voisins ces dernières années. Si la réglementation impose maintenant des conditions draconiennes pour ce type d'opération, c'est précisément pour prévenir tous les risques: confinement de la zone avec mise en dépression pour éviter toute fuite de poussière dans l'environnement, travail en scaphandre pour protéger les ouvriers.

Claude Allègre serait bien en peine de citer un chantier «extrêmement dangereux pour le quartier» à l'appui de sa thèse, surtout, quand il prétend par ailleurs que des expositions à plusieurs milliers de fibres par litre ne posent pas de problème. Les mesures faites sur des grands chantiers de déflocage montrent que le confinement prévu par la réglementation est efficace et qu'il n'y a pas de pollution significative à proximité immédiate du chantier (et a fortiori dans le quartier!).

Quant à l'affirmation selon laquelle «on ne sait pas par quoi remplacer l'amiante», elle est simplement ridicule. Les flocages à l'amiante étant interdits depuis 1978, chacun peut se douter qu'on a bien dû employer d'autres matériaux pour assurer la protection incendie des bâtiments. En fait, il y a un choix important de matériaux d'utilisation courante qui remplissent parfaitement ce rôle, par exemple les mélanges de plâtre et de vermiculite.

Le désamiantage de Jussieu, contrairement à celui du Bayrlaimont à Bruxelles souvent cité en référence, n'offre pas de difficulté technique particulière. Les flocages d'amiante se trouvent uniquement sur des structures métalliques directement accessibles et facilement décontaminables.

La vérification de la pollution y sera effectuée par des compteurs de fibres instantanés, qui permettent de remédier aux incidents éventuels en temps réel. En outre, la vigilance des personnels de Jussieu, particulièrement sensibilisés et soucieux de la sécurité, devrait permettre d'en faire un chantier exemplaire.

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L'article de Claude Allègre arrive dans un contexte précis. Certains cherchent à s'opposer par tous les moyens à la décision prise de désamianter Jussieu. Disons clairement les choses: qu'on consacre de l'argent pour simplement sauver des vies ne leur convient pas. L'argent ne s'utilise pas deux fois, et ils avaient d'autres projets qu'ils comptaient bien imposer à l'occasion et au détriment du désamiantage. Le fait que le Ministre de l'Éducation ait tranché dans le sens de la santé publique les rend furieux.

Ils n'ont pas compris que nous sommes en train de changer d'époque. Notre société reconsidère ses échelles de valeur. Les considérations de santé publique sont amenées à y occuper une place importante. Il est certes douloureux d'avoir à payer le prix des lourdes erreurs commises dans le passé, mais quelles que soient les manoeuvres, nous ne reviendrons pas en arrière.